Perspectives sur la valeur
Dans la première section du livre I du Capital, Marx analyse la valeur d’une marchandise. Il considère tout d’abord une société marchande sans monnaie. Les échanges sur le marché s’effectuent donc au moyen du troc, par exemple une marchandise A contre une marchandise B.
Chaque marchandise a une valeur d’usage (une utilité) pour son propriétaire. Elle lui apporte une satisfaction en répondant à un besoin. La valeur d’usage d’une marchandise diffère d’un individu à un autre. C’est la condition première de l’échange. Si les marchandises A et B ont exactement la même valeur d’usage pour les propriétaires respectifs, alors il n’y a aucune raison d’engager un échange. C’est parce que la marchandise B est plus utile au propriétaire de A – et inversement – qu’un échange puisse avoir lieu.
Marx différencie la valeur d’usage de la marchandise – son utilité qualitative – de sa valeur d’échange – in fine exprimée par le prix une fois la monnaie introduite. Dans la relation d’échange « marchandise A = marchandise B », nous avons une égalité de valeur, c’est-à-dire un prix identique. Les marchandises A et B sont pourtant qualitativement différentes – et donc incomparables – quelle est alors leur substance commune qui permet de les comparer quantitativement ?
Les marchandises A et B contiennent tous deux du travail humain. Ce dernier constitue leur substance commune et permet la comparaison quantitative. Marx définit la valeur comme le temps de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise. Ce n’est pas le temps de travail d’un individu ou d’une usine en particulier, mais un temps moyen défini au niveau de la société entière.
Le Capital de Marx est une critique de l’économie politique de son temps, c’est-à-dire de la pensée économique classique, dont Adam Smith et David Ricardo sont des figures célèbres. A la suite de Ricardo, Marx définit la valeur de façon objective, dont la substance est le temps de travail humain.
Cependant, si la valeur fondamentale d’une marchandise est définie par le temps de travail nécessaire, sa valeur d’échange sur le marché – son prix – est in fine déterminée par la confrontation de l’offre et de la demande1. Le prix d’une marchandise peut être différent de sa valeur. Mais le prix découle in fine de la valeur selon Marx.
L’eau est très utile à l’être humain, elle est même vitale. Pourtant sur le marché, le prix de l’eau est très faible. Le diamant n’a pas une utilité vitale, et pourtant son prix est très élevé. Cette contradiction apparente s’explique maintenant facilement. L’eau n’a que peu de valeur, car elle est disponible en abondance dans la nature et ne nécessite que peu de travail pour la mettre à disposition sur le marché. Au contraire, extraire du diamant nécessite beaucoup de travail humain. On peut aussi dire que le diamant est rare. Mais sa rareté signifie justement que le travail nécessaire pour l’obtenir est important. L’or est aussi rare. Il faut traiter une tonne de minerai pour récupérer un gramme d’or. La rareté ne signifie pas forcément une quantité faible dans l’absolu. Les terres rares sont un bon exemple : elles sont en quantité abondante sur Terre, elles sont pourtant qualifiées de rares parce qu’elles nécessitent une grande quantité de travail pour être extraites.
Une discipline comme le marketing dira que cette façon de considérer le prix d’une marchandise est celui d’un prix fondé sur le coût de production. En effet, la valeur en tant que quantité de travail s’exprime dans le langage de la gestion par la notion de coût. Le marketing dira aussi qu’il y a d’autres façons de former le prix, notamment en s’appuyant sur la notion de prix psychologique – le prix maximum qu’un consommateur est prêt à payer.
Le prix psychologique renvoie à la conception néoclassique de la valeur. La valeur n’est plus objective, elle devient subjective. Elle sort du champ de l’économie pour entrer dans celui de la psychologie. La valeur est l’utilité qu’un individu tire de la consommation d’un bien. Il n’y a rien de fondamentalement nouveau. L’utilité correspond à la valeur d’usage chez Marx. Et comme l’utilité est à la fois subjective à chaque individu et qualitativement différente d’une marchandise à une autre, Marx a cherché une substance à la valeur exprimable quantitativement dans le rapport d’échange entre deux marchandises. Mais pour l’école néoclassique, il n’y a qu’une seule notion de valeur, celle exprimée par l’utilité.
Pour expliquer le prix d’un bien, l’école néoclassique utilise le raisonnement à la marge. La valeur d’un bien pour un individu est l’utilité marginale, c’est-à-dire l’utilité de la dernière unité du bien consommé. Cela permet d’expliquer pourquoi le prix du diamant est beaucoup plus élevé que celui de l’eau. Et inversement pourquoi un individu assoiffé dans un désert est prêt à payer une fortune pour une bouteille d’eau. Si un individu a déjà étanché sa soif, a de l’eau pour se laver, pour arroser ses plantes et répondre à ses autres besoins, alors il ne valorisera pas beaucoup un verre d’eau supplémentaire. Au contraire, s’il a soif dans le désert, il valorisera énormément le verre d’eau. Mais il valorisera déjà moins le deuxième verre et ainsi de suite, à mesure que son niveau de soif baisse. L’utilité marginale diminue avec chaque unité supplémentaire de bien consommé.
La conception subjective de la valeur représente aujourd’hui l’orthodoxie dans l’enseignement de l’économie – à l’image de l’école néoclassique dans son ensemble. Pourtant, la théorie de la valeur de Marx reste solide. Le prix d’une marchandise sur un marché ne représente pas l’utilité marginale d’un individu en particulier ; et la plupart du temps, il n’a même pas son mot à dire dans la formation du prix2. Sur un marché à l’équilibre, le prix a un caractère social, une objectivité. La quantité de travail – la valeur objective chez Marx – est alors le reflet de l’objectivité du prix social. Peu importe les techniques de marketing pour maximiser le prix, le coût reste un facteur fondamental qui est toujours pris en compte3.
Pourquoi l’eau a plus de valeur dans le désert ? La théorie de l’utilité marginale propose une bonne explication. Mais la théorie de la valeur de Marx permet aussi de l’expliquer simplement. Mettre en vente une bouteille d’eau dans le désert nécessite beaucoup plus de travail que de la mettre en vente dans un supermarché en ville.
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Le prix fixé par la confrontation de l’offre et de la demande est un cas limite d’un marché considéré comme idéal. Ce cas s’observe sur le marché financier. Chaque acheteur et vendeur définit une quantité et un prix d’achat ou de vente. Le prix du marché est celui qui permet la rencontre du plus grand nombre d’acheteurs et de vendeurs. Cela suppose que la marchandise échangée est absolument identique sur tout le marché. Les entreprises cherchent à se différencier les unes des autres afin de disposer d’un pouvoir de fixer leur propre prix, le plus indépendamment possible de la concurrence. Deux fabricants de smartphone comme Apple et Xiaomi se distinguent par la marque, les caractéristiques des produits et l’écosystème d’usage (applications). Les fabricants fixent leur prix non pas directement par rapport à la concurrence, mais davantage par rapport à leur positionnement unique sur le marqué. Les consommateurs quant à eux ont peu de pouvoir sur la détermination des prix. ↩︎
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Que j’ai un iPhone ou déjà dix du même modèle, j’achèterai au même prix le même iPhone chez Apple. ↩︎
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D’ailleurs dans la pensée économique néoclassique, sur un marché pur et parfait, le prix est égal au coût de production (marginal), soit à la valeur de la marchandise au sens de Marx. ↩︎