Comment penser avec clarté

Penser avec clarté est le véritable super-pouvoir de notre temps. Une pensée claire permet un meilleur jugement, de meilleures décisions et une action plus juste et plus efficace.

C’est une compétence essentielle aux travailleurs du savoir dont le succès dépend plus des bonnes idées et des bonnes décisions que du temps passé à travailler. Un travailleur du savoir qui s’efforce dans une mauvaise direction, non seulement ne produit rien, mais détruit de la valeur par une action contre-productive.

Pour un citoyen, penser par soi-même et avec clarté est une condition nécessaire à la pratique de la démocratie. Edward Bernays, expert en propagande et père de la discipline aujourd’hui appelée la relation publique, écrivait en 19281 :

La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.

Aux Etats-Unis, Bernays a appliqué avec succès ses techniques d’influence pour inciter les femmes à fumer et les ménages à manger du bacon le matin. Il a convaincu l’opinion publique américaine de la nécessité de s’engager dans la première guerre mondiale en 1917, alors même que le président de l’époque, Woodrow Wilson était réélu en 1916 grâce à sa position pacifiste et avec le slogan : « Grâce à moi, l’Amérique est restée en dehors du conflit européen ».

Penser avec clarté est difficile. Nos idées et opinions sont influencées par notre environnement, nos parents, notre éducation, nos fréquentations. L’augmentation de la masse des informations disponibles et la complexité croissante du monde rendent la tâche encore plus difficile.

L’intelligence ne suffit pas – il n’est pas difficile de manipuler une personne intelligente. Le manipulateur flattera d’abord son ego, il fera en sorte de rendre disponible une partie des informations, véridiques mais partielles. Il laissera ensuite l’intelligence de sa cible faire les déductions nécessaires et cristalliser une conclusion qu’elle croira dur comme fer comme étant logique et personnelle.

Penser avec clarté nécessite moins l’intelligence que la méthode.

La méthode scientifique permet l’efficacité de la science. Mais elle est trop restrictive pour penser les phénomènes humains dans leur complexité. Contrairement à la nature physique, l’homme est doté d’intentions et d’une puissance symbolique qui permet de créer des mythes, des récits et toute sorte de systèmes de croyance.

J’ai cherché une méthode de pensée qui s’appuie à la fois sur la rigueur scientifique et la sagesse des philosophies. J’ai synthétisé cette méthode en quatre points :

  1. Dire non à sa propre pensée
  2. Analyser les faits par la dialectique
  3. Rechercher les principes premiers
  4. Adopter une approche bayésienne

Penser avec clarté la complexité du monde

1. Dire non à sa propre pensée

Le philosophe Alain a le mieux décrit la condition première de la pensée. Il écrit dans Propos sur les pouvoirs2 :

Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien.

Gagner un débat ou contrer un argument adverse ne signifie pas que notre propre pensée soit juste. Avoir l’esprit critique ne signifie pas savoir critiquer la pensée des autres. A force d’être focalisé sur l’autre, on ne prête pas attention à ses propres failles. Penser, c’est d’abord dire « non ». A soi-même, à sa propre pensée. Sans cet acte initial et libérateur, on ne pense pas. On ne fait que confirmer ses anciennes pensées ou les pensées des autres qu’on a assimilées par l’éducation, la culture et les normes sociales.

Dans le domaine du savoir, le trop de conviction est le revers du dogmatisme et le début de l’erreur. On débute par une opinion. Et par le biais de confirmation, on voit les faits qui renforcent cette opinion, sans voir avec la même acuité – ou sans voir du tout – les faits contraires. De fil en aiguille, l’opinion initiale devient une conviction inébranlable.

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Les émotions peuvent nous induire en erreur. Mais il n’est ni possible ni bénéfique de vouloir s’abstraire de nos émotions. Elles font parties de la structure même de notre cerveau et sont nécessaires à la pensée et à la décision. Ce que nous pouvons essayer de faire, c’est de temporiser notre impulsion à agir lorsque nous sommes submergés par des émotions extrêmes, inhabituelles, ou lorsque nous sommes soumis à un stress important. La discipline est la capacité à résister à l’expression d’une impulsion, à retarder la recherche de la gratification.

L’expérience de Libet dans les années 1980 suggère que notre cerveau décide de l’action avant même que nous en prenions conscience. Au lieu de conclure à l’absence totale de libre arbitre, Libet propose une autre interprétation : le laps de temps entre la décision d’une action par le cerveau et la prise de conscience est celui où un libre arbitrage peut intervenir en inhibant l’action en train de se déclencher. Notre libre arbitre est fragile. Cela tient à notre seule capacité à dire non à notre propre pensée et à résister à nos impulsions avant qu’elles ne franchissent un seuil critique de non-retour.

Adoptons l’adage du Conseil national de la Résistance : créer c’est résister, résister c’est créer. Pour que notre pensée devienne libre et créatrice, il faut d’abord savoir résister et dire non à sa propre pensée.

2. Analyser les faits par la dialectique

La pensée dialectique apparaît dès l’Antiquité grecque avec Héraclite. Il disait qu’on ne pouvait pas se baigner deux fois dans la même rivière. Car rien n’est statique. Entre deux instants, la rivière a changé. La dialectique sera ensuite développée par Hegel, puis repris par Marx qui l’ancre dans une perspective philosophique matérialiste3.

La dialectique s’oppose à la logique aristotélicienne qui s’appuie sur les trois principes suivants : (i) le principe d’identité : A=A ; (ii) le principe de la non-contradiction : A ne peut pas être à la fois A et non A ; et (iii) le principe du tiers exclu : A est soit A soit non A. (A désigne une proposition qui peut être vraie ou fausse.)

Chacun de nous comprend instinctivement ces principes logiques.

Contrairement à la logique formelle décrite par Aristote, la dialectique est une logique qui tient compte du contenu. Le contenu n’est jamais figé, il est en mouvement, en devenir. Dans la logique formelle, on a A=A. Dans une perspective dialectique, A doit se contredire (négation de A) pour devenir (négation de la négation). La contradiction est créatrice ; elle est la racine du mouvement, la pulsation de la vie. A=A est une vérité formelle et figée dans le temps, en contradiction avec la dynamique du réel.

A chaque seconde, des cellules de notre corps meurent et d’autres naissent. Sans ce mécanisme de mort de cellules saines, elles se transformeraient en cellules cancéreuses mettant en péril la dynamique de la vie. Dans la nature, toute force a une force opposée en réaction. Si le soleil attire la terre, la terre exerce aussi une force sur le soleil, et c’est de la dynamique des forces que naît le mouvement.

La dialectique nous invite à voir la dynamique dans tout phénomène et les forces en contradiction qui permettent son avènement. Une force isolée ne produit pas le mouvement. Une image figée est toujours fausse.

La première application de la dialectique est dans l’analyse des informations médiatiques. Une information médiatique, qui décrit une réalité plus complexe que le simple fait divers, est toujours fausse par nature. Elle fige la réalité dans un espace-temps donné. Le journaliste voit ou entend une réalité partielle et la rapporte dans une information encore plus partielle. Il peut aussi être partial de façon intentionnelle ou non. J’applique les pratiques suivantes lorsque je lis un média relatant un événement complexe :

La dialectique est la compréhension de la dynamique d’un phénomène à travers l’analyse des forces contradictoires qui sont en jeu.

Si tout est mouvement, dans la vie quotidienne, le monde semble stable. La raison de cela ? La transformation quantitative continuellement à l’œuvre doit franchir des seuils avant de se manifester en transformation qualitative, visible de tous. On ne voit pas la transformation de l’eau quand elle commence à chauffer. Ce n’est que lorsqu’elle a atteint les 100°C qu’on voit l’eau liquide se transformer en vapeur d’eau. On ne voit pas notre corps se transformer au quotidien. On prend conscience de notre vieillissement à l’apparition des rides et de cheveux blancs. On prend conscience de la maladie à l’apparition des premiers symptômes.

Savoir prêter attention aux transformations quantitatives avant qu’elles se manifestent en transformations qualitatives est une forme de sagesse et d’anticipation de l’avenir. C’est savoir écouter les signaux faibles. Il est impossible d’écouter toutes les informations du monde. Chacun peut en revanche définir pour lui-même les indicateurs importants à suivre dans le domaine de la santé, des relations, de la finance, etc. Et agir avant qu’il ne soit trop tard.

3. Rechercher les principes premiers

La recherche des principes premiers consiste à expliquer un phénomène en s’appuyant sur les connaissances et les causes les plus fondamentales. C’est une démarche difficile, car face à la complexité du monde, on préfère utiliser la pensée par analogie, plus simple et plus rapide. Un exemple de la pensée par analogie – qu’on a vu fréquemment dans les journaux et sur les réseaux sociaux au début de la Covid – est le jugement sur le nombre de cas positifs ou de décès dans différents pays. « Nous – pays X – avons tant de cas positifs et de décès de la Covid, il est impossible que les chiffres annoncés par le pays Y soient juste. »

L’analogie utilisé dans cet exemple est la comparaison du nombre de cas positifs ou de décès par rapport à la population dans deux pays différents. Il y a deux écueils : (i) c’est de considérer que les données dans le pays X constituent une vérité ; et (ii) que le nombre de cas positifs ou de décès ne dépend que de la taille de la population. Même à considérer que les données du pays X étaient déjà fiables au début de la pandémie, l’erreur de la pensée par analogie est de ne considérer qu’un seul facteur explicatif et de déduire d’une vérité supposée une autre à partir de ce seul facteur.

La recherche des principes premiers consisterait à établir les différents facteurs explicatifs de la situation, en incluant la politique sanitaire appliquée dans chaque pays, les variants en circulation, la démographie, la géographie, etc. C’est une démarche évidemment complexe et inaccessible à un simple citoyen. Et l’utilisation de l’analogie dans la vie quotidienne reste utile. Il faut cependant garder à l’esprit que l’analogie peut produire une conclusion fausse.

Le philosophe Socrate disait que son daimôn – son bon génie intérieur – lui alertait quand il était sur le point de croire alors qu’il ne savait pas. Quelques pratiques nous permettent de penser avec plus de clarté et comme Socrate de mieux déceler les erreurs potentielles.

4. Adopter une approche bayésienne

L’approche bayésienne a pour origine les probabilités conditionnelles et le théorème de Bayes. Thomas Bayes était un mathématicien britannique du XVIIIe siècle.

Aujourd’hui, l’approche bayésienne4 est utilisée dans les sciences empiriques, dans l’enquête judiciaire et même dans les sciences cognitives. Stanislas Dehaene a donné un cours au Collège de France intitulé : La révolution bayésienne en sciences cognitives5. Il montre que les mécanismes du raisonnement bayésien sont codés dans notre cerveau et se manifestent dès le plus jeune âge.

Le principe de base de l’approche bayésienne est simple : les connaissances viennent par degrés, en s’appuyant sur des jugements a priori et mis à jour continuellement à partir de nouvelles informations disponibles. La mise en application de ce principe est puissante.

Un chercheur de vérité n’est jamais dogmatique, ni sur les connaissances qui paraissent les plus sûres (y compris les principes premiers), ni sur les hypothèses qui paraissent les plus improbables. Aucune proposition n’a une probabilité de véracité de 0% ni de 100%. Même les vérités les plus simples ont besoin de contexte pour ne pas être dans l’erreur. « 1+1=2 » peut être faux. En effet, dans la structure algébrique Z/2Z, on a « 1+1=0 ». La terre tourne autour du soleil. Mais il est vrai aussi que le soleil tourne autour de la terre. Le contexte est ici le référentiel considéré. Dans un référentiel héliocentrique, la terre tourne bien autour du soleil, mais dans un référentiel géocentrique c’est bien le soleil qui tourne autour de la terre. Ces deux référentiels sont équivalents en physique.

L’approche bayésienne n’est pas un relativisme pur qui consisterait à dire que la vérité n’existe pas. Elle consiste à dire que nos connaissances sont incomplètes et nos jugements limités. L’approche bayésienne est une invitation à garder l’esprit ouvert et à intégrer tout nouveau fait et phénomène (analysé au préalable par la dialectique) pour mettre à jour nos jugements et tendre vers une vérité plus complète. La vérité n’est pas un état, mais un processus.

Conclusion

Penser avec clarté ne dépend que de nous. C’est une compétence fondamentale, une exigence de la vie moderne.

Il y a un temps pour penser avec clarté et un temps pour agir avec pragmatisme. Le temps pour penser ne nous est pas toujours accordé. La vie exige des décisions et des actions rapides. Il faut alors se faire confiance et juger rapidement de la situation. Ce jugement pourra être mis à jour a posteriori et chemin faisant.

Nos décisions et actions découlent de notre pensée, mais aussi de nos valeurs. Et chacun agira selon ses convictions et en utilisant les moyens qu’il jugera juste pour sa cause. Penser avec clarté est un garde-fou pour ne pas s’illusionner soi-même.