Liberté d'expression
L’entrepreneur Elon Musk a proposé de racheter Twitter pour 44 milliards de dollars en avril 2022. Dans un tweet du 25 avril, il dit souhaiter faire de Twitter un lieu où la liberté d’expression est mieux garantie. Cette liberté d’expression est pour lui le fondement de la démocratie.
Elon Musk a certainement les idées et le leadership pour améliorer Twitter. Là n’est pas mon sujet. Cette actualité a en fait suscité en moi quelques réflexions sur la notion même de liberté d’expression.
On sous-entend par liberté d’expression la liberté de la presse, la liberté de diffuser des informations. Car la liberté d’expression adressée uniquement à soi-même est équivalente à la liberté de pensée, et cela ne nécessite pas une autorisation quelconque.
Or il existe une antinomie entre liberté d’expression et liberté de diffuser l’information. La véritable liberté d’expression a besoin de confidentialité ou d’anonymat. Une institution comme la franc-maçonnerie l’a bien comprise. L’interdiction faite à ses membres de diffuser le contenu d’une réunion est la condition même qui permet une plus grande liberté d’expression en son sein.
Quand un individu s’exprime en société, il s’exprime selon son être social, son persona. Le persona est notre masque social, c’est le médiateur entre notre personnalité profonde et les normes sociales. Vivre en société c’est accepter ce compromis. La société ne connaît pas les individus dans leur complexité. La société ne voit que le positionnement social des individus.
Un homme politique s’exprimera selon un positionnement gauche-droite, avec des idées et des valeurs distinctives. Un économiste sera libéral ou keynésien. Remarquons à quel point l’expression publique d’un individu est restreinte par son positionnement. Il est suicidaire pour un politicien de droite de soutenir publiquement une idée de gauche, et vice-versa. La censure est d’abord une auto-censure. Les médias eux-mêmes pratiquent une auto-censure d’après les travaux de Chomsky et de Herman1.
Se positionner c’est exprimer une conviction. Et il est louable d’avoir des convictions. Mais quand on a peur de changer d’avis ou qu’il est socialement impossible de le faire, la conviction devient un dogme, une idéologie. La liberté d’expression ne permet plus alors le dialogue et le débat d’idées. Chacun s’enferme dans une chambre d’écho, n’entendant que les opinions qui confirment les siennes.
Si la liberté d’expression est nécessaire à l’exercice de la démocratie, cette dernière n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’organiser la vie politique. La fin consiste à réaliser la volonté du peuple. Et pour cela, la parole ne suffit pas, il faut aussi le pouvoir d’agir.
Réaliser un changement profond par l’exercice de la démocratie reste possible, mais uniquement à deux conditions. La première est que l’Etat – le peuple – soit souverain, c’est-à-dire qu’il dispose du pouvoir d’agir. La deuxième est que la liberté d’expression puisse s’exercer en dépassant les positions idéologiques. Le débat doit être ancré dans le matérialisme, au sens philosophique du terme.
Or la souveraineté populaire est menacée par le pouvoir de l’argent, qui s’exerce à travers les lobbys, la corruption et l’organisation de groupes d’intérêt privés. Ancrer le débat dans le matérialisme est encore plus difficile. C’est être en mesure de considérer les enjeux d’aujourd’hui et de demain sans idéologie préconçue, et d’identifier les meilleures solutions pour répondre à ces enjeux. Ce n’est que de cette manière que la liberté d’expression joue son rôle d’outil démocratique. Autrement, elle ne fait qu’attiser les oppositions d’intérêts et d’idéologies entre les groupes. Une démocratie ne peut fonctionner sans un minimum de cohésion du peuple.
Face à ces difficultés, certains groupes pourraient être tentés par d’autres moyens d’action et notamment par le complot2. Le complot est par définition secret. Toute publicité lui est fatale. Le secret permet la confidentialité des expressions et la conception de plans les plus efficaces. Ces plans peuvent être conçus pour défendre les intérêts privés d’un groupe. Mais un complot peut aussi viser l’intérêt publique, pour le bien du peuple. Le complot est cependant toujours critiquable. Car ceux qui complotent, soit méprisent le peuple, soit ont perdu patience et confiance dans le peuple.
Avec le complot, la révolution est également une puissante force de changement. Le mécontentement populaire poussé à son paroxysme produit la révolution. Tous les grands changements dans l’histoire sont le fruit de complots et de révolutions.
La révolution populaire se manifeste paradoxalement plus facilement dans les régimes totalitaires. Car la liberté d’expression en démocratie – aussi imparfaite soit-elle – joue un rôle de catharsis. Le vote démocratique est un acte d’expression.
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Voir l’ouvrage Fabriquer un consentement : la gestion politique des médias de masse de Edward Hermann et Noam Chomsky. ↩︎
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La franc-maçonnerie a eu une réelle influence politique sous la Troisième République en France, ce n’est plus le cas de nos jours. ↩︎