L'expertise du généraliste

Avant toute chose, le Mentat (être humain entraîné pour développer une intelligence extrême) doit être un généraliste, et non un spécialiste. Il est sage que, dans les moments importants, les décisions soient supervisées par des généralistes. Les experts et les spécialistes vous conduisent rapidement au chaos. Chasseurs de poux vétilleux, ils sont une source intarissable de chicaneries inutiles. […] L’expert regarde en arrière, dans les catégories étroites de sa propre spécialité. Le généraliste, lui, regarde au loin ; il cherche des principes vivants, sachant pertinemment que de tels principes changent, qu’ils se développent.
Les Enfants de Dune, Frank Herbert, 1976

Avantages et limites de l’expertise

Depuis mes années d’études, j’ai souvent entendu dire que devenir expert est l’unique voie pour réussir sa vie professionnelle.

L’expert a assurément plusieurs atouts. Tout d’abord, il inspire plus facilement confiance. Quand on a un problème de santé cardiaque par exemple, on va volontiers consulter un cardiologue. Quand un chef d’entreprise a un sujet comptable, il va voir un expert-comptable. D’autre part, l’expert a un atout d’ordre marketing : il est plus facile de se positionner comme un expert dans un domaine précis ; alors que savoir peu de choses mais dans beaucoup de domaines différents est difficile à vendre.

Aujourd’hui, j’ai une forte conviction que l’avenir appartient aux généralistes.

Avant d’aller plus loin, il faut régler un malentendu. C’est quoi un généraliste ? Si c’est une personne qui a un peu de connaissance et d’expérience dans plusieurs domaines différents, alors elle n’a que peu de valeur ajoutée et ne pourra pas rivaliser avec des vrais experts. Un généraliste a sa propre expertise ! Et cette expertise toute particulière permet de dépasser les limites des autres expertises.

Un expert traditionnel tire sa légitimité de son expérience passée. Et plus cette expérience est longue, plus son expertise est grande. Un expert apporte toute sa valeur dans un domaine stable. C’est le cas d’un expert en cardiologie, car le fonctionnement du corps humain est stable et la medecine n’évolue pas tous les quatre matins.

Mais dès qu’on est dans un domaine mouvant, dynamique, la valeur de l’expertise diminue. Et l’expertise peut même devenir contre-productive. Une étude sur vingt ans menée par le professeur et politologue Philip E. Tetlock montre que les prédictions des experts dans le domaine de la politique sont moins précises que des suppositions aléatoires. Et dans un domaine comme la macro-économie, les experts se contredisent sans cesse et ne prédisent pas grand chose. La première limite de l’expertise est que sa validité est fondamentalement limitée aux domaines relativement stables. Un expert traditionnel est peu adapté dans un monde qui change vite.

Mais être expert aujourd’hui dans un domaine stable est une position fragile. Le développement de l’intelligence artificielle pourrait très vite rendre ces experts obsolètes. Une étude publiée dans le Journal of the American Medical Association montre que ChatGPT (sorti en novembre 2022) est déjà capable de réaliser des diagnostics médicaux complexes. “Les récentes avancées en intelligence artificielle ont conduit à des modèles d’IA générative capables de fournir des réponses textuelles détaillées qui obtiennent des scores élevés dans les examens médicaux standardisés”, a déclaré Adam Rodman, co-directeur de l’Initiative Innovations in Media and Education Delivery (iMED) au BIDMC. Le 22 mai 2023, les fondateurs d’OpenAI (l’entreprise derrière ChatGPT) ont publié un article de blog affirmant que “il est concevable qu’au cours des dix prochaines années, les systèmes d’IA surpassent le niveau de compétence des experts dans la plupart des domaines.”

Chimpanzé tenant un crâne humain et s’asseyant sur les travaux de Darwin - d’après une sculpture de Rheinhold

Chimpanzé tenant un crâne humain et s’asseyant sur les travaux de Darwin - d’après une sculpture de Rheinhold

Le secret : l’expertise du généraliste

L’évolution darwinienne a favorisé l’homo sapiens en tant qu’être le plus adaptable, c’est-à-dire le moins spécialisé. Contrairement aux autres animaux, le développement de l’homo sapiens est très lent. Il a besoin de douze mois pour commencer à marcher et plus de vingt-cinq ans pour que le cortex pré-frontal de son cerveau termine son développement. Mais l’homo sapiens est un être fondamentalement généraliste, capable de tout apprendre. C’est là sa grande force !

L’expertise du généraliste consiste à exploiter continuellement le potentiel de l’homme. Le généraliste est expert dans l’apprentissage en continu, dans le questionnement du monde autour de lui, et dans la connexion des disciplines, connaissances et expériences. Cela rend le généraliste particulièrement adapté pour piloter des projets nécessitant plusieurs expertises différentes. Un généraliste peut aussi posséder une expertise particulière, mais il est avant tout généraliste s’il est capable de questionner son propre savoir et de progresser en continu.

Que faut-il pour devenir un généraliste ? Une seule aptitude fondamentale suffit : être capable d’endurer l’inconfort psychologique.

C’est la clé pour que l’homo sapiens continue à se développer bien au delà de l’âge adulte. Devenir expert est réconfortant. On sait qu’on sait. Adopter la posture du généraliste est inconfortable. On sait qu’on ne sait pas et on doit chercher à savoir plus. Tout développement humain nécessite de sortir de sa zone de confort et d’embrasser l’inconfort.

Perdre du poids, faire du sport, apprendre une langue ou un instrument de musique, toutes ces activités et objectifs permettent de développer notre capacité à endurer l’inconfort psychologique (ou même physique dans le cas du sport). Face à l’inconfort, une réaction naturelle est de rechercher la dopamine facile sur les réseaux sociaux. On peut alors méditer ces quelques vers du poète Rilke :

Il faut se tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient… Il est bon d’être seul, parce que la solitude est difficile. Il est bon aussi d’aimer, car l’amour est difficile.

Dire non à sa propre pensée

Une des grandes difficultés est de sortir de sa zone de confort concernant ses propres croyances et certitudes. C’est la condition indispensable pour apprendre en continu. On peut prendre l’image du ballon : le volume d’air à l’intérieur représente ce qu’on sait, la surface ce qu’on ne sait pas. Plus notre savoir grandit, plus notre ignorance aussi.

La connaissance ne vaut pas grand chose si elle ne nous aide pas à prendre des décisions plus éclairées et à mieux agir. Or trop de certitudes mène à de mauvaises décisions. Le prix Nobel d’économie, Daniel Kahneman, dans son livre best-seller Thinking fast and slow décrit les différents biais cognitifs qui nous font prendre de mauvaises décisions. Et un des plus redoutables (qui touche plus particulièrement les experts) est le biais de confirmation. On pense savoir et on cherche (et trouve) des éléments qui confirment notre croyance, sans être capable de voir les éléments contraires.

Avec l’adresse cumulée de plusieurs siècles d’existence, il jetait sur son environnement un regard filtré par une sophistication naïve. Les Mentats cultivaient la naïveté. Croire qu’on sait quelque chose est le moyen le plus sûr de s’aveugler. Ce n’est pas l’âge qui freine lentement la connaissance, enseignait-on aux Mentats, mais l’accumulation des “choses que je sais”.
La Maison des mères, Frank Herbert, 1985

Le généraliste regarde le monde avec le regard d’un bayésien, il n’a pas de certitude, mais des degrés de croyance qu’il met sans cesse à jour à mesure que sa connaissance progresse. Il supporte l’inconfort de ne pas savoir absolument. Il va même plus loin, il dit non à sa propre pensée, et par là même, il commence à penser réellement.

Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien.
Propos sur les pouvoirs, Alain

Compétences et formation de demain

Pourquoi le généraliste est essentiel dans la société d’aujourd’hui et de demain ? Faisons un focus particulier sur le monde du travail.

La formation initiale et continue vise à former essentiellement des experts. Cela vient d’une demande du marché. La division du travail impulsée par la révolution industrielle nécessite des travailleurs rapidement opérationnels et si possible inter-changeables. Cette révolution a permis la consommation de masse et a amélioré le confort des ménages. La majorité des gens possède aujourd’hui un réfrigérateur ou un lave-linge.

Mais le monde change. La robotisation a commencé à rendre obsolète les travailleurs experts sur les chaînes de production. Demain, l’intelligence artificielle pourrait rendre obsolète les travailleurs experts en col blanc.

D’autre part, une fois le marché de biens de consommation de base saturé, les entreprises doivent chercher à se différencier et à innover pour se distinguer et dépasser les concurrents. Les expertises standardisées apportées par l’éducation perdent ainsi de la valeur. Ce qui a de la valeur, c’est une expertise propre à l’entreprise, développée en interne, et enrobée dans une culture spécifique, qui rend les compétences difficilement transférables à d’autres entreprises.

Ainsi, à la fois l’évolution des technologies et le développement de la différentiation stratégique et du positionnement unique des entreprises donnent de la valeur à ceux qui sont capables de s’adapter et d’apprendre en continu. C’est justement l’expertise spécifique du généraliste. Son rôle est d’autant plus précieux dans l’entreprise que le généraliste ne se contente pas de s’adapter à un monde qui change, il est acteur et auteur du changement.

Le généraliste construit l’avenir en remettant en question les savoirs du passé, en connectant les disciplines et en imaginant et élargissant le champ des possibles. Les investisseurs dans les startups innovants ont compris que le futur n’est pas prévisible. Il ne peut être découvert que par des expérimentations non orthodoxes. Les innovations de rupture ne viennent pas des experts mais des généralistes visionnaires (voir le livre The power law de Sebastian Mallaby). Elon Musk n’est pas un expert dans les fusées. Sinon, il n’aurait pas pu fonder SpaceX, il serait limité par les certitudes de son expertise.

Nous voilà arrivés à la question de société : comment former les citoyens et les travailleurs de demain ? Je n’ai pas la réponse. Mais je crois essentiel de renforcer les disciplines fondamentales comme les mathématiques et la philosophie. Car les mathématiques sont le langage de la science et la philosophie apprend à questionner le monde. Il me semble important aussi de développer les aptitudes créatives, d’expression de soi et de connexion aux autres, ainsi que la culture générale. Enfin, la société a besoin de former davantage de gens qui combinent le champ de l’expertise avec l’aptitude du généraliste, c’est-à-dire les chercheurs. C’est eux qui font progresser les connaissances de l’humanité.

Projetons-nous dans mille ans. Grâce aux progrès de la science et des technologies, l’humanité a dépassé la limitation des ressources rares (point de départ de l’économie d’aujourd’hui), que reste-t-il à faire ? Il reste à chercher et à explorer comme dans une société à la Star Trek. Car c’est la dignité de l’être humain que de développer sans cesse son potentiel à chercher, à explorer et à créer, au-delà des horizons.