L'entreprise et l'artiste

Dans son ouvrage de 1973 – Management: Tasks, Responsibilities, Practices – le père du management moderne Peter Drucker raconte l’histoire des trois tailleurs de pierre.

Les trois tailleurs de pierre

Un voyageur demande à chaque tailleur de pierre ce qu’il fait. Le premier répond : je taille des pierres pour gagner ma vie. Le deuxième répond : j’aspire à devenir le meilleur tailleur de pierre du pays. Enfin le troisième répond quant à lui : je construis une cathédrale.

Dagobert visitant le chantier de la construction de Saint-Denis

Dagobert visitant le chantier de la construction de Saint-Denis

Cette histoire est connue. On la retrouve assez régulièrement dans les billets sur LinkedIn pour souligner l’importance de la mission et de la vision au sein d’une entreprise. Ce qui est moins dit en revanche est pourquoi le deuxième tailleur de pierre – celui qui veut exceller dans son art – pose le plus de problème à l’entreprise. C’est d’autant plus surprenant (et inquiétant) que la plus renommée université du monde, Harvard, produit essentiellement des professionnels ressemblant au deuxième tailleur de pierre, d’après sa présidente Drew Faust dans un discours de 2008 célébrant le 100e anniversaire de Harvard Business School, l’école de management rattachée à l’université.

Le management par objectifs

Pour Drucker, l’expert professionnel qui veut exceller dans son métier pose un risque pour l’entreprise, celui de viser l’excellence pour l’excellence, celui de perfectionner son métier comme une finalité en soi. Or le capitalisme a produit des travailleurs partiels pour reprendre un terme de Marx. Dans une entreprise, aucun travailleur ne se suffit à lui-même. Chacun contribue au sein d’une chaîne de production. Avec la division du travail nait le besoin de coordination et le métier de manager. La nécessité de la coordination est facilement visible dans le travail à la chaîne ; et aucun travailleur ne peut s’écarter de son rôle sans briser en même temps le processus de travail.

Mais avec le développement des technologies et de la technicité des métiers apparaît une catégorie de travailleurs qui manient essentiellement l’information – les travailleurs du savoir. Leur travail ne peut être complètement défini par un ensemble de processus. Leur métier leur offre davantage la possibilité de viser l’excellence, de devenir l’expert mondial (deuxième tailleur de pierre), alors que le travailleur à la chaîne a moins la possibilité de développer cette aspiration dans l’entreprise – il travaille avant tout pour gagner sa vie, comme le premier tailleur de pierre.

Un développeur informatique par exemple peut vouloir écrire le meilleur code possible, développer la meilleure fonctionnalité possible, réduire au maximum la complexité de son code. Il peut même aspirer à pratiquer l’écriture du code comme un art. Il n’y a rien de mal à cela, et c’est même l’attitude d’un bon professionnel.

Mais les travailleurs du savoir restent des travailleurs partiels au sein d’une entreprise. Et le besoin de coordination est non seulement toujours nécessaire mais encore plus prégnant pour ces travailleurs compétents et à tendance individualistes. Il n’est pas possible de cadrer le travail des experts uniquement avec des processus. Comme solution, Drucker propose le management par objectifs. L’idée est de partir de la mission et des objectifs au niveau de l’entreprise et de les décliner au fur et à mesure jusqu’aux objectifs individuels. Le rôle du manager est alors de définir et/ou de comprendre les objectifs de l’entreprise et de s’assurer que ses équipes les comprennent aussi et travaillent dans le bon sens.

L’artiste et l’artisan

Contrairement aux travailleurs partiels des entreprises (la majorité d’entre nous), les artistes et artisans peuvent être qualifiés de travailleurs complets. Ils sont indépendants et autonomes dans la création ou la production de leur œuvre.

Artiste et artisan peuvent cependant être distingués : l’artiste crée pour lui-même, l’artisan produit pour les autres ; l’artiste vise la beauté comme finalité, l’artisan l’utilité ; l’artiste fait un travail non-productif, l’artisan fait un travail productif. L’artiste devient aussi artisan dès lors qu’il travaille pour un client qui a commandé une œuvre.

Nous avons tous besoin d’effectuer un travail complet comme celui de l’artiste, et qui vise rien d’autre que la réalisation de soi. Je crois qu’il est possible de vivre ce sentiment d’accomplissement au sein d’une entreprise lors de la réussite d’un projet important. Mais il serait malheureux de chercher un travail d’accomplissement de soi uniquement au sein de l’entreprise. On ne servirait bien ni l’entreprise ni ses propres aspirations.

La performance au sein d’une entreprise nécessite d’intégrer quelques prérequis essentiels. Il faut connaître la finalité du collectif et à titre individuel savoir pour qui on travaille (le client) et ses besoins spécifiques. Le client n’est pas forcément une personne, il peut être un département ou une fonction dans l’entreprise. Il est difficile pour certains de ne pas être perfectionnistes ou de respecter les délais, mais savoir répondre aux besoins spécifiques du client nécessite de mettre de côté sa propre volonté. Pour y parvenir plus facilement, on peut assouvir ses besoins de travail artistique en dehors de l’entreprise. C’est ainsi qu’on développera le recul et parfois le lâcher-prise nécessaire pour bien travailler collectivement et pas toujours selon sa propre volonté.